Drogue de merde. Tu m’as coûté mon meilleur ami, tu m’as coûté le père de mon
fils, aujourd’hui on enterre mon cousin par ta faute.
Paradis artificiel, piège mortel. Tu attires dans
tes filets les paumés, les perdus, les faibles, les vulnérables. Tu choisis tes
proies. Les abandonnés de la réalité, les délaissés de l’amour, les angoissés
de la vie : à eux tous, tu promets un délassement, un oubli
miséricordieux, un allègement de leur charge. Piège de merde. Tu leur offres un
bonheur factice mais tu n’en dis pas le prix. Et le prix est trop lourd. Leur
boulot, leur couple, leur vie : voilà ce que tu demandes en échange, un
peu au hasard. Tu frappes sans prévenir, tu débarques sans t’annoncer pour
réclamer ton dû. Quoi que tu offres en échange, ce n’est pas assez, ce n’est
jamais assez. Mes amis, comment ne l’avez-vous pas vu ?
Mon meilleur ami
Tu m’as d’abord
pris mon meilleur ami. Lui et moi, on avait grandi ensemble. Il avait ses
faiblesses, mais c’était un gars bien. Plein de vie, d’énergie. Je me rappelle
son sourire, ses éclats de rire, sa bonne humeur contagieuse. Ses cheveux d’or
rouge (« blond vénitien, pas roux », me corrigeait-il sans cesse), sa
manière de se faire des amis instantanément, son charme, sa générosité. On
allait au parc faire du cerf-volant, on parlait des soirées entières. Je l’aimais,
bordel. C’était le grand frère que j’ai toujours voulu avoir. Il avait juré de
ne jamais toucher au cannabis, jamais. Et puis, l’histoire est tellement
banale, tellement « déjà vu », faut-il vraiment la raconter ? Au
lycée, les mauvaises fréquentations, il a commencé, un peu. Et puis, un peu
plus. Pourquoi ? Pourquoi lui s’est-il laissé happer par ça quand d’autres
flirtent avec avant de l’abandonner comme le faux-semblant qu’il est ? Il
avait une fêlure en lui, un petit truc, une tendance à ne pas croire assez en
lui. Et tu t’es infiltré, tu as investi cette fêlure, tu t'es immiscé dans la brèche et l’as fait grandir,
grandir, jusqu’à ce qu’elle dévore sa vie.
Il a continué. Toujours
un peu plus. C’est devenu quotidien. Sa vie a commencé à être une succession d’échecs.
Sa copine est partie. Il a raté ses études. A cause de toi, drogue de merde. Sa
volonté s’est effritée. Il savait que tu le rongeais lentement, que tu
pourrissais sa vie, ses relations. Sa relation avec moi surtout. Il a essayé d’arrêter.
Il m’a appelée à l’aide. Combien de fois ai-je débarqué au milieu de la nuit
après qu’il m’ait appelée, désespéré, pour que je l’aide à trouver la force de
jeter son stock dans le lac ? Combien de fois on a fait ça ensemble,
combien de fois il m’a promis que c’était la dernière ? Combien de temps
je l’ai regardé s’autodétruire avant de jeter l’éponge, trop affectée par sa
descente aux enfers, trop effrayée d’y laisser ma santé mentale ? Je l’ai
laissé, je l’ai abandonné en lui disant « je n’en peux plus. Je serai là
si tu t’en sors mais je ne peux plus assister, impuissante, à ce lent empoisonnement que tu t’affliges ».
Pourquoi ai-je renoncé ?
Jusqu’à cet
appel. L’appel d’une tristesse banale et ordinaire. Je l’attendais presque. Il
avait fichu sa vie en l’air, n’était-il pas prévisible qu’il en meure ? J’ai
été choquée, mais pas surprise. Un accident de voiture, il avait fumé avant de
prendre le volant. La voiture qui se retourne. Il a eu juste le temps de
traîner sa copine hors de la voiture avant de tomber dans le coma. Jusqu’au
bout, une étincelle de sa nature prévenante aura survécu. Il aura donné tous
ses organes aussi, sauf ses yeux, parce que sa mère avait trop peur de croiser
son regard dans une face inconnue, d’essayer de reconnaître le bleu délavé de
ses pupilles dans tous les visages croisés par hasard. Une étincelle qui n’aura pas
suffi.
Le père de mon fils
C’était le
premier homme « bien » avec qui je sortais. Il s’est occupé de moi,
il m’a donné envie de croire en nous. Il m’écoutait, il prenait en compte mes
désirs et mes envies. Oh il a un sale caractère celui-là, on a eu de belles
engueulades. Il mettait toutes ses affaires dans sa voiture, et il partait.
Après un tour de pâté de maison, il revenait. On se réconciliait. Mais après
chaque engueulade, on avait fait un pas en avant, on se comprenait mieux – et ça
me donnait confiance en « nous ».
Pourquoi
fumait-il ? Je ne le comprenais pas à l’époque. Il fumait un peu, pas grand-chose,
mais c’était quotidien. En fin de journée « pour se détendre ». Je
détestais ça. Ca me rendait nerveuse, ça m’angoissait. Lui me traitait de psychorigide,
me disait que c’était à cause de la mort de mon meilleur ami, mais que ça n’avait
pas d’effet néfaste sur lui. Il se mentait bien sûr. C’est une arme que tu leur
donnes, drogue de merde, à tes camés, la capacité à se tromper eux-mêmes, à s’aveugler
efficacement. Je voyais les effets. La paranoïa par exemple, qui a déclenché
tant de disputes entre nous quand elle se muait en jalousie. Quand notre fils
est né, je lui ai demandé d’arrêter. Je ne voulais pas que notre enfant
grandisse avec cet exemple-là, les enfants savent bien plus de choses qu’on ne
le croit. Je voulais que sa paranoïa cesse, qui m’avait coupée de tant de mes
amis masculins – « pas une grosse perte », il disait. J’ai tempêté,
je l’ai poussé, il a arrêté.
Et les effets
pervers se sont révélés. Des problèmes, des failles dans sa personnalité qui l'avait poussé vers toi,
failles que tu couvrais, pansement empoisonné, blessures que tu dissimulais si
bien qu’il n’avait jamais cherché à les guérir, et qui n’avaient fait que s’envenimer
au fil des années. Son côté noir, mélancolique. Ses listes de doléances, qu’il
a commencé à me ressasser, à chacune de nos conversations. Son incapacité à
être heureux, qui faute du cataplasme qui le masquait tant bien que mal, s’exposait
au grand jour, et qu’il m’a reproché. Oui c’est sur moi que c’est retombé,
drogue de merde. C’est moi qui me suis pris ça, à toute volée, à travers la
gueule. C’est moi qui ai payé pour lui avoir retiré ses œillères, œillères que
tu lui avais mises. C’est notre couple qui en est mort. On ne refait pas l’histoire
avec des « si » : et « si » tu n’avais jamais existé ?
« Si » il avait pris conscience de son problème avant, « si »
il avait entrepris de le régler, avec les méthodes que lui ont depuis suggérées les psychologues, notre couple aurait-il perduré ? Je ne sais pas ;
mais ce que je sais, c’est que tu ne nous as pas laissé une chance, maudit poison.
Mon cousin
C’était un enfant
adopté. Peut-être adopté trop tard : quand il est arrivé, on a compris qu’il
en avait déjà trop vu, trop subi. C’était un enfant excessif, insolent,
toujours à repousser un peu trop loin les limites. Mais il était attachant, à
la manière singulière dont seul un enfant qui crie « aimez-moi » à
travers chacune de ses bêtises peut l’être. Il ne demandait qu’à être sauvé,
même s’il le demandait violemment et mal.
Quand a-t-il
basculé ? Je ne sais pas. Tu as du lui apparaître comme une solution
évidente, facile : il était si mal dans sa peau, si bizarrement inadapté
au monde. Tes charmes malsains l’ont séduit, sûrement tôt. Et tu nous l’as pris,
tôt. Il avait 19 ans, merde ! C’était un gosse ! Assassiné chez lui.
40 coups de couteau. « Certainement une histoire de drogue, il était connu
des services de police », a commenté le parquet. Quelle sordide banalité.
On l’enterre ce matin.
Putain de drogue.
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