mardi 8 juillet 2014

Ce gâchis


Ca fait déjà un an que nous sommes devenus des étrangers. Un an qui succéda à cinq ans ensemble. Il est l'heure du point final. On efface tout. Fini, le "nous" qui fut au centre de nos existences. Terminées, les conjugaisons au futur - futur proche, futur lointain - les "on ira", les "d'ici 3 ans", ou les "quand on sera vieux". Anéantis, les rêves, les projets. Pulvérisée, la certitude que tout irait bien, qu'on était plus fort que tout, plus fort que les difficultés, plus fort que les engueulades.

C'est mardi prochain la vente de la maison. C'est ce weekend le déménagement. C'est maintenant la fin officielle de notre histoire.


Qu'est-il advenu de notre entente ? Notre complicité, notre intelligence. Comment avons-nous pu nous faire ça ? Comment sommes-nous passés de la certitude absolue et indestructible de notre pérennité à ces cris, ces déchirements, ces accusations ? Il y eut des nuits sans sommeil, des pleurs silencieux qui ne trouvèrent aucun écho, des cris de désespoir qui n'eurent pas de réponse. Des phrases épouvantables balancées à toute volée. Des erreurs rejetées jamais assumées. Des "c'est ta faute", des "si tu m'aimais tu ferais" des "tu ne me rends pas heureux". Cite-moi, montre-moi du doigt sur la chronologie de notre amour ce moment où notre communion s'est muée en indifférence blasée ? Où mes yeux rougis ont cessé de t'importuner ? Ou tes besoins ont cessé de m'émouvoir ?



La douleur n'a pas de mémoire. Le temps lave tout, emportant dans un flot salvateur le tranchant des souvenirs, apaisant les traces crues de nos méchancetés, passant son baume sur nos blessures au couteau, infligées avec une rage impitoyable, nourrie de nos trahisons. Et pourtant... Je conserve les scènes de la fin, "notre" fin, jouées par une version antérieure du moi, répétées inlassablement par cette actrice miniature qui se terre dans un recoin obscur de mon cerveau. Ce fut elle qui pleura en silence, recroquevillée sur elle-même dans son lit, un soir comme tant d'autres. Les mains sur le ventre, à tenter de retenir le sang âcre d'un amour avorté suintant, fuyant par les pores dilatés d'horreur de ma peau. Elle qui, assise sur le carrelage froid de la cuisine, hurla son impuissance face à ton indifférence, hurla à s'en taper le crâne contre les murs, nos murs, ceux de notre cuisine, notre maison, notre projet. A en perdre la voix, sous ton regard  dépassionné. Celle qui supplia, plaida, négocia. Celle qui enfin s'insurgea, refusant de se plier à tes volontés, de se dénaturer pour conserver ton amour.

Si je croyais en Dieu, je dirais "Dieu m'est témoin que j'ai essayé". La grandiloquence de cette déclaration suffirait-elle à rendre compte de la cruauté de l'échec ? Tirades de théâtre ! Les phrases sont impuissantes à évoquer l'horreur d'un amour qui se délite. Le verbe exsangue se rétracte face à la dérisoire impossibilité de la communication. Les mots mêmes se vident de leur capacité d'évocation face à la tristesse sordide de nos tentatives désespérées. Quelle signification leur reste-t-il lorsque il ne reste plus rien à préserver, lorsque le sens a fui nos actes ? Lorsque nos agissements deviennent ceux de pantins, mimant tragiquement un sentiment qui pourrit lentement en une décomposition inexorable du "nous" en un "toi" et un "moi" ? Oh l'absurdité de nos "on se donne une dernière chance" ! Et puis encore une. L'indicible répugnance à abandonner... Quoi ? Un amour qui n'existe plus ? Le souvenir nos rêves désormais creux ? Qu'est-ce qu'on tente de sauvegarder ? Une maison qui ne s'appelle plus "maison" ? L'illusion d'une famille qui n'est plus "foyer" ?



Quel gâchis. Je t'ai aimé. J'ai essayé d'être à la hauteur de la perfection que tu exigeais. Et tu m'as aimée, plus que jamais, plus que toute autre, je le sais aussi. Tu m'as idéalisée, adorée. Tu ne m'as pas tant vue que rêvée. Ton amour n'aura pas résisté à la réalité banale de ma faillibilité.
Aujourd'hui mes yeux sont secs. Un an est passé et nous tournons la dernière page. L'histoire est amère, mais il est doux de fermer ce livre. Les paragraphes cruels de l'essoufflement de notre conte ne hantent plus ma conscience. Le spectre de tes reproches a perdu sa puissance d'envoûtement sur moi. Dans quelques jours le mot "fin" viendra s'imprimer sur le dernier feuillet de notre roman, et le tome ira se ranger sagement sur rayonnage de nos mémoires, bénin témoin d'un drame achevé. Déjà la poussière miséricordieuse du temps l'enveloppe de sa ouate duveteuse.

Pardonnons-nous pour ce gâchis.

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